Après avoir étudié les origines de la conception moderne du travail depuis la Grèce antique jusqu’au moyen âge, je vous propose une analyse de la transition qui s’opéra entre le XVème et la fin du XVIIème siècle. C’est l’histoire de conflits entrant en résonance avec le présent.

De la Genèse à la croissance

Dans son dernier livre, La Mystique de la croissance, Dominique Méda remonte à l’aide du médiéviste Lynn White ni plus ni moins qu’à la Genèse biblique pour expliquer cet élan ayant transfiguré la planète depuis la fin du XVIIIème siècle. L’injonction divine « croissez et multipliez » s’additionne à la création d’un homme capable d’innover, à l’image de Dieu. Si les germes de la croissance sont présents dès les premiers vers de l’Ancien Testament, comme expliquer qu’il fallut attendre pas moins de cinq millénaires avant qu’elle ne se mette réellement en branle ? Chronologiquement, il faut déjà bien avoir à l’esprit que la Chute d’Adam et Eve du paradis terrestre se produisit après la Création divine et l’incitation à peupler le monde. Quelques milliers d’années après, Jésus réhabilita le travail servant la cause divine, mais l’accumulation de biens matériels resta condamnée tout au long du moyen âge. S’il n’y avait eu une rupture d’avec cette condamnation d’accumulation de richesses et de pratique de l’usure, la croissance n’eût été possible, la révolution industrielle non plus. Quand situer ce changement d’orientation et comment se produisit-il ? Deux grands types d’explication ont été fournis depuis le début du XXème siècle, ceux d’ordre :
  • Matériel
  • Spirituel

Transition d’ordre matériel au XVème siècle

Commençons tout d’abord par Fernand Braudel, se situant dans un courant de pensée matériel. Dans La dynamique du capitalisme, il observe la naissance du capitalisme dans l’Italie du Quattrocento : « Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’Etat, qu’il est l’Etat. Dans la première grande phase, dans les villes-Etats d’Italie, à Venise, à Gênes, à Florence, c’est l’élite de l’argent qui tient le pouvoir »[1]. Dans cette Italie du XVème siècle, naquit le brevet. Le premier du genre fut octroyé à Venise en 1421 dans le domaine du transport bien avant qu’une loi n’officialise son utilisation en 1474. Les arguments de Fernand Braudel ne font pas intervenir d’aspects spirituels ou philosophiques, il s’oppose même catégoriquement aux thèses de Max Weber ayant vu dans l’éthique protestante les fondements de l’esprit capitaliste. Selon lui, « le vrai sort du capitalisme s’est joué, en effet, face aux hiérarchies sociales. […] A Florence, à la fin du XIVème siècle, l’ancienne noblesse féodale et la nouvelle grande bourgeoisie marchande ne font qu’un, dans une élite de l’argent, laquelle s’empare aussi, et logiquement, du pouvoir politique ».

Transition d’ordre spirituel

D’un point de vue plus spirituel, Max Weber et Werner Sombart ont basé leur explication du développement du capitalisme respectivement sur le protestantisme et le judaïsme. Sombart ayant publié après Weber, il eut le dernier mot, mais sa postérité fut assombrie par quelques accointances temporaires avec le national-socialisme. Max Weber évoque aussi le judaïsme dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme pour effectuer une comparaison d’ordre psychologique : « les minorités nationales ou religieuses qui se trouvent dans la situation de « dominés » par rapport à un groupe « dominant » sont, d’ordinaire, vivement attirées par l’activité économique du fait même de leur exclusion […]. C’est ce qui s’est passé avec les Polonais en Russie, […] dans la France de Louis XIV avec les Huguenots, […] – last but not least – avec les juifs depuis deux mille ans. » Sombart met en avant la rationalité de la religion juive, élément sur lequel insiste également Weber s’agissant du puritanisme. Selon lui, le judaïsme repose sur une réglementation contractuelle des rapports entre Yahvé et Israël, sa littérature théologique attache une grande valeur à l’acquisition de l’argent, et sa conception de la récompense implique une « prospérité ici-bas ». Autant d’éléments attestant pour Werner Sombart d’une antériorité spirituel juive quant à l’impulsion capitaliste. S’agissant du protestantisme, Max Weber souligne l’influence du Calvinisme plus que du Luthéranisme. Même si Calvin eut été contre le développement capitaliste, l’interprétation du théologien Richard Baxter aurait légitimé l’accumulation de richesses dans la mesure où elles sont le fruit d’un travail ascétique visant à la gloire de Dieu et confirmant la prédestination  du croyant.

Un point commun entre ces interprétations ?

Difficile de dater, à partir de ces différentes explications, l’impulsion qui orienta la marche du monde vers le capitalisme. Peut-on raccrocher à une cause précise les origines du capitalisme et par conséquent de la révolution industrielle ? Serait-ce la Genèse uniquement ? A mon sens, le point commun des trois explications précédentes est l’opposition à la tradition catholique. Si cela va de soi concernant le protestantisme et le judaïsme, l’argumentation de Fernand Braudel n’apparaît pas nécessairement en rupture par son matérialisme. Il convient de creuser le contexte historique de l’Italie du XVème siècle : cette dernière est divisée entre les Gibelins, partisans du Saint-Empire Germanique, et les Guelfes, partisans de la papauté, un conflit très bien exprimé par Machiavel : « ils [les Florentins] mettent plus haut l’amour de la patrie que la crainte pour le salut de leur âme »  Il y avait donc bien dans la culture Florentine un certain rejet de l’Eglise, préférant l’idée de nation. Ces réactions progressives à l’encontre de la morale catholique peuvent se comprendre comme une impatience, voire une lassitude. La Parousie – c’est-à-dire le retour de Jésus sur Terre – se faisant attendre, la foi s’étiola, laissant par endroit les aspects matériels prendre le dessus, ce contre quoi s’insurgèrent Luther puis Calvin. A la lassitude, s’ajouta le doute cartésien encouragé par la révolution copernicienne.

La révolution cartésienne

La démarche de Descartes s’appuie sur une méthode scientifique et sur l’expérience, intérieure dans son cas. A ce stade, on ne peut pas dire qu’il y ait un grand écart avec Saint-Augustin, car ce dernier usa des mêmes outils. La rupture qu’introduit le philosophe du XVIIème siècle est de faire table rase des connaissances, doutant de tout mais conservant quelques maximes dont la foi chrétienne, pour repartir d’un axiome de base qui lui apparaît comme une évidence : je pense, donc je suis. De cette affirmation, il utilise la raison pour prouver l’existence de Dieu. Même si sa réflexion se rattache systématiquement à Dieu, son cheminement est proprement révolutionnaire, car il inverse la causalité de l’être en partant de l’homme pour prouver l’existence de Dieu. Dans le Discours de la méthode, Descartes expose pourquoi il écrit et les implications de ses découvertes en physique : alors qu’il y a pléthore d’exégètes de la Bible, et que chacun possède une opinion plus ou moins péremptoire sur le sujet, ce n’est pas le cas des sciences physiques qui peuvent contribuer au « bien général de tous les hommes ». « Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé […] ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps… » Descartes, partant de l’esprit, légitime une connaissance qui peut apporter le bien et favoriser la vie, c’est-à-dire la création divine. Il valorise les aspects matériels, dont le corps, tout en conservant la supériorité biblique de l’homme sur la nature. En entrevoyant la possibilité de s’affranchir d’un travail pénible auquel l’homme est condamné depuis le péché originel, il ouvre la voie du matérialisme historique marxiste. A partir d’une révolution qui est d’interpréter l’existence à partir de l’homme et non à partir Dieu, Descartes ne fait ni plus ni moins que réécrire la Genèse en déculpabilisant la connaissance et en entrevoyant un monde sans travail laborieux, c’est-à-dire, un paradis terrestre.

Une nouvelle conception du travail

John Locke (1632 – 1704) s’inspira de Descartes dans sa philosophie et continua à sa manière de refaire le monde. Il partit politiquement d’un état de nature remplaçant le paradis originel. Ce qui m’intéresse particulièrement ici, c’est la place du travail dans son œuvre: « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a laissé, et y joint quelque chose qui est sien. Par-là, il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’étant commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose, qui exclut le droit commun des autres hommes. » (Traité du gouvernement civil, §27). L’association du travail et de la propriété vient de là. John Locke est perçu comme le penseur qui initia le libéralisme, mais sa vision du travail est commune aussi bien au capitalisme qu’au communisme : la récompense est matérielle. Descartes et Locke façonnent une nouvelle conception du travail. Ce dernier n’est plus conçu comme une réparation du péché originel, mais comme un moyen de participer à l’élaboration du paradis sur Terre (bien commun), en particulier du nôtre. Prenez par exemple l’idéal d’une maison familiale, ne correspond-il pas à peu de choses près à celui du paradis terrestre issu de la Bible ? Je concéderais volontiers que tout le monde n’a pas un pommier, mais le jardin est universel. Cette vision matérialiste explique la trajectoire des Lumières qui aboutiront en France à une rupture complète d’avec l’Eglise. Cependant, ces nouvelles philosophies ne s’accompagnent pas d’une nouvelle mythologie, elles n’impliquent pas une autre métaphysique que celle proposée par le christianisme. La conséquence n’en sera pas la disparition de Dieu, mais son transfert sur Terre dans l’homme et ses structures sociales dont l’Etat. La notion d’Etat-Providence, par exemple, emprunte directement à la capacité divine chrétienne. Nous constatons donc deux approches différentes du travail en réaction à la tradition catholique. La première, spirituelle, portée par le judaïsme et le protestantisme. Ce dernier considère le travail comme un moyen de s’assurer de la grâce de Dieu déjà acquise via la prédestination. La seconde, matérielle, confère au travail la potentialité de transformer la Terre en paradis. Les deux manières de penser coexistent dans notre société. De son côté, l’Eglise a toléré dans une certaine mesure cette évolution, notamment en s’appuyant sur les interprétations de Saint-Thomas qui défendit le droit de propriété.