Discutant dernièrement de 12 years a slave dont mon interlocuteur me confiait la teneur,on se demande dans quelle mesure ce film n’alimentait pas, en se focalisant sur un esclavage physique extrêmement dur passé, l’esclavage psychologique subi présentement. Un asservissement protéiforme se manifestant en particulier au travers d’une schizophrénie nationale.

De l’intuition à la conscience de l’esclavage

Un film m’a particulièrement marqué : Matrix. Non que je me prenne pour Néo, car je n’ai nullement l’intention de sauver qui que soit (plus maintenant en tout cas), mais plutôt à cause de la sensation étrange de vivre comme dans une matrice, une société bienveillante en apparence, m’alimentant d’une nourriture prémâchée, et à laquelle je consacrerais toute mon énergie. Depuis le visionnage du film en 1999, je ne me suis plus départi de cette sensation. Cependant, il me fallut plusieurs années avant d’admettre que quelque chose clochait. Et ce fut encore plus difficile de tenter d’analyser ce qui n’allait pas quand des personnes autour de moi me disaient que je gambergeais trop, que je ferais mieux de trouver une femme et de passer à autre chose. Ces paroles, ces liens parfois trop forts, sont les chaînes premières de l’esclavage psychologique : un manque de distance par rapport aux parents, aux amis, aux collègues. Mais bien d’autres choses permettent d’éviter de se poser des questions, notamment des petites phrases comme : « quand se regarde on se désole, quand on se compare on se console ».

Projection du présent dans le passé

Le film 12 years a slave participe à un niveau international à l’inhibition de l’action que j’évoquais déjà s’agissant de la mort dans les médias. Voir les conditions horribles de vie d’un esclave que l’on a arraché à sa famille permet de se dire : « finalement, je n’ai pas à me plaindre ». Mais montrer l’asservissement passé n’est-il pas aussi un moyen détourné de ne pas regarder en face l’esclavage réel et présent de millions d’ouvriers des pays en développement fabriquant nos vêtements, nos ordinateurs et autres gadgets ? Résultat, par culpabilité, on ne mettra que plus de cœur à l’ouvrage dans un travail censé sauver le reste de l’humanité de conditions atroces, et on sera d’autant plus heureux de consommer. Plutôt que de remettre en question le fait de travailler et consommer comme un bœuf, donc comme un esclave, on s’emploie à entretenir avec encore plus d’énergie une chaîne liant l’ensemble de l’humanité.

Du développement et de l’aide

La culpabilité se manifeste également dans l’aide que l’on souhaite apporter aux pays en développement ou aux plus démunis. Sans vouloir polémiquer sur son utilité car il me semble difficile de ne pas culpabiliser suite à la colonisation, je pense qu’elle reflète une attitude schizophrène. L’aide au développement distribue quelques milliards aux pays sous-développés tandis que les multinationales exploitent comme bon leur semblent les produits primaires ou la main d’œuvre de ces pays sans se soucier d’un développement économique réel et autonome. Oui il y a le micro-crédit, oui il existe des initiatives toutes plus ou moins révélatrices d’une même culpabilité, à l’image du forum « Afrique – 100 innovations pour un développement durable » ou du rapport 2013 de l’ONU sur les possibilités de tirer profit des produits de base africains, mais où est-il fait mention d’industries de pointes ou de nouvelles technologies concurrençant la Chine et l’Occident ? Nulle part, car ce serait se tirer une balle dans le pied pour l’Occident.

Une schizophrénie individuelle et nationale

Il n’y a pas besoin de grimper dans les hautes sphères du pouvoir pour comprendre cette attitude. Au cours d’un déjeuner avec un collègue, nous abordons la question des inégalités, le creusement de celles-ci en France à cause de la compétition des pays à bas salaires, en particulier l’augmentation de bidonvilles dans et autour de Paris depuis une quinzaine d’années. Le collègue en question est outré par cette pauvreté grandissante bien qu’il ait passé une partie de son enfance en Afrique subsaharienne. Il me dit : «à l’époque, cela ne me choquait pas car c’était normal que les africains, vu d’où ils partaient, n’aient pas le même niveau de vie que nous ». Assez étonnamment, j’ai conservé mon calme, et j’ai expliqué que les inégalités mondiales sont récentes, qu’elles datent seulement de la révolution industrielle, qu’elles sont passées d’un facteur 2 à un facteur 100 en à peine deux siècles, principalement parce que la valeur ajoutée s’est concentrée en Occident, que toutes les innovations ont été conservées bien jalousement tout en dispensant une éducation suffisante pour que les gens sachent lire, écrire et compter, juste le bagage nécessaire d’un esclave allant travailler dans une usine. Vous remarquerez au passage que les politiques actuels s’expriment de cette manière s’agissant de l’éducation dans notre beau pays. Bref, la schizophrénie consiste à alterner entre l’esprit de supériorité et l’altruisme. Le premier vise à conserver une avance technologique assurant la suprématie économique, le second révèle une culpabilité prononcée mais refoulée car l’Occident est responsable des inégalités. La schizophrénie se révèle en chacun de nous. L’opposition comportementale des entreprises et des ONG n’est que l’expression d’une névrose nationale voire occidentale.