Insatisfaction chronique des politiques, ras-le-bol fiscal, moral en berne, les raisons d’envisager une explosion sociale s’additionnent. Pourrait-elle prendre la forme d’une révolution ? Le contexte actuel est-il comparable à celui de la fin du XVIIIème siècle ? Je me suis penché sur ces questions avec Penser la Révolution française (1978) de François Furet en main.
Un débat toujours enflammé
Que l’on soit d’accord ou non avec les thèses du livre, ce dernier constitue selon moi un marqueur historiographique, un peu à la manière de Sic et Non d’Abélard incitant à la réflexion, à une certaine prise de distance vis-à-vis de l’évènement – dans ce cas la naissance de Jésus-Christ – et de la parole qui le porte. La comparaison n’est pas anodine puisque Furet écrit : « la Révolution française elle-même, a tendance à se penser comme un commencement absolu, un point zéro de l’histoire. »
Il affirme aussi : « la Révolution française est enfin terminée ; elle est devenue une institution nationale, sanctionnée par le consentement légal et démocratique des citoyens ». Vincent Peillon, prenant le contrepied, sortit en 2008 un livre : « la Révolution française n’est pas terminée ». Si le ministre actuel de l’éducation nationale a raison, quel serait l’intérêt d’une nouvelle révolution ?
La bataille de la légitimité
Aucune nouvelle valeur, autre que liberté, égalité, fraternité n’a été enfanté récemment par un intellectuel. Une révolution consisterait alors principalement à ajuster le cap vers plus d’égalité, idée sur laquelle Furet insiste particulièrement. En effet, Tocqueville que Furet remit au goût du jour et dont il s’inspira beaucoup, considère que la disparition progressive de la société aristocratique sous les coups de l’administration royale « ouvre la voie non à la liberté, mais à l’égalité ». Il associe la liberté aux privilèges nobiliaires permettant d’échapper aux contraintes du travail. Voltaire, qui fut soucieux de s’assurer l’aisance matérielle afin d’être libre et indépendant, partageait une conception proche.
Plus d’égalité, mais aussi plus de participation se détachent comme objectifs principaux du Front de Gauche. Le parti ne propose donc pas d’idées novatrices mais actualise celles du XVIIIème siècle. Jean-Luc Mélenchon compense ce handicap par son érudition historique, connaissant en particulier très bien Saint-Just et Sieyès. Il tente ainsi de raviver la flamme chez ses sympathisants. Sa parole, dès qu’il s’exprime sur des évènements de la fin du XVIIIème, reçoit un accueil plutôt favorable dans l’opinion. Il possède, par sa connaissance, une légitimité avec laquelle il tente d’inverser le processus suivant décrit par Furet : « la Révolution n’a pas de légalité, elle n’a qu’une légitimité [...]. Après la chute de Robespierre, elle n’a plus de légitimité ; elle n’a qu’une légalité ».
De Jean-Luc Mélenchon à Vincent Peillon en passant par Martine Aubry qui crée un club, il existe une lutte politique autour de l’héritage révolutionnaire. Quelle tendance, de gauche à priori, représente le mieux les idéaux d’un mouvement toujours en marche initié par les hommes de 1789? La bataille se déroule en tout cas sur un plan rhétorique.
De l’importance de la parole
François Furet explique remarquablement l’importance de la parole dans la dynamique révolutionnaire. Les parlementaires, représentants directs du peuple, étant les hérauts des valeurs nouvelles, « la parole se substitue au pouvoir comme seule garantie que le pouvoir n’appartient qu’au peuple, c’est-à-dire à personne. Et contrairement au pouvoir, qui a la maladie sur secret, la parole est publique, donc soumise elle-même au contrôle du peuple ». Un peu plus loin : « la parole ne doit plus cacher des intrigues, mais refléter comme un miroir des valeurs ». On constate la véracité de cette affirmation lorsque la parole trahit les valeurs, comme l’illustre l’affaire Cahuzac.
Au-delà de l’argumentation de M. Mélenchon, le pouvoir de la parole transpire au jour le jour dans la vie démocratique: l’omniprésence des hommes politiques aux tribunes médiatiques, les sondages à n’en plus finir pour prendre le pouls des dernières paroles et idées émises. La logorrhée politique contraste d’autant plus fortement avec une apparente impuissance économique, ce qui n’est pas sans rappeler la situation pré-révolutionnaire.
Le contexte
Les cahiers de doléances fourmillaient de plaintes à l’encontre de la pression fiscale. François Furet commente: « Ni le roi de France, ni la noblesse ne proposent de politique ou d’institutions qui puissent intégrer Etat et société dirigeante autour d’un minimum de consensus. Faute de cela, l’action royale oscille entre despotisme et capitulation, autour du problème central de l’impôt. » Remplacez « roi » par « gouvernement » et « noblesse » par « patronat » et vous obtiendrez une similitude frappante avec l’actualité.
De manière globale, même si la croissance du XXème siècle n’a pas de commune mesure avec celle du XVIIIème siècle, « la Révolution ne frappe pas un pays décadent, comme l’ont cru les acteurs du grand drame, […] mais un pays prospère, en pleine croissance depuis 1750 ». « La misère de la fin du XVIIIème siècle, dont il est tant de traces irrécusables, peut être due à la croissance démographique : il a bien fallu que ces 5 à 6 millions de sujets supplémentaires du roi de France se fassent une petite place au soleil. »
Sur la question démographique, une différence majeure émerge entre les deux époques : c’est la population mondiale qui a littéralement explosé au cours de la seconde moitié du XXème siècle, les nouveaux venus tentant eux aussi de se faire une petite place au soleil. Les pays en développement seraient donc plus concernés par une révolution que la France, ce que l’on a pu constater autour de la méditerranée. Cependant, la France subit les conséquences de ce boom humain par les délocalisations et l’augmentation du chômage.
Si les conditions économiques mirent le feu aux poudres en 1789, elles n’occupaient pas à l’époque une place aussi vaste qu’aujourd’hui. Tocqueville se focalise sur la politique, « sur l’économique, il reste toujours superficiel et vague, mais au moins ses silences sont-ils clairs ; c’est une dimension de la vie des hommes qui ne l’a jamais intéressé que par ses interférences sociales ou intellectuelles, et jamais pour elle-même ou comme mécanisme fondamental du changement ». Tocqueville n’est pas un bourgeois isolé, la mentalité de l’époque accordait encore bien peu de crédit aux questions de création richesse, héritage religieux oblige, quand bien même les physiocrates étaient passés par là il y a peu.
L’absence ou presque de considérations économiques constitue un fossé béant entre la fin du XVIIIème siècle et aujourd’hui. D’un monde axé principalement autour du politique au moment de la Révolution, nous avons basculé vers un monde où le chômage est le sujet n°1 de préoccupation des français.
D’une guerre à l’autre
La translation du politique vers l’économie se constate à différents niveaux, la manifestation la plus globale consistant certainement à mener des guerres militaires ayant pour objectif tacite la protection de ressources énergétiques (par exemple en Irak pour les USA, au Mali pour la France). Mais la notion de guerre évolue aussi, elle s’applique directement à l’économie comme les révélations d’Edward Snowden le prouvent indéniablement. Ces guerres tendent à protéger l’avance occidentale constituée depuis le début de la révolution industrielle.
Elles prolongent l’évènement révolutionnaire qui a trouvé comme exutoire naturel la guerre. François Furet explique : « si les Girondins sont dès la fin 1791 les apôtres les plus éloquents de la guerre avec l’empereur, c’est qu’ils sont convaincus, comme d’ailleurs Louis XVI, en sens inverse, que c’est la condition de leur pouvoir ». Couplée avec la Terreur basée sur la dénonciation permanente de complots contre-révolutionnaires, « la guerre a fini par être ainsi le dénominateur commun de la Révolution ».
Il y a d’un côté l’idéal, les valeurs, de l’autre la nécessité du conflit pour conserver le pouvoir. Les deux aspects coexistent et semblent indissociables dans notre démocratie ; ils forment des principes dupliqués mondialement mais aveuglants.
Des principes aveuglants
La mise en avant de l’égalité interne (nationale) qui me paraît essentielle à la stabilité sociale, ne devrait pas dissimuler la réalité économique d’une compétition mondiale constituant à mon sens la véritable révolution en cours : la conquête d’une plus grande égalité par les pays en développement, ex-Tiers monde en référence au Tiers état. Or, c’est le cas. Le discours du Front de Gauche, et plus généralement de l’ensemble de la classe politique, est déconnecté de la réalité, faisant croire que la France, par plus d’innovation, d’investissements et/ou de travail (on se décale alors plus vers un discours de droite), peut conserver indéfiniment une avance acquise au prix de l’exploitation de sa propre population pendant la révolution industrielle et des conquêtes coloniales.
Comme nous avons pu le constater avec ce parallèle historique, les ingrédients d’une explosion sociale prenant la forme d’une révolution sont réunis. Qu’elle se produise ou non, la confrontation avec la réalité d’un monde qui ne veut plus se laisser marcher sur les pieds sera brutale.
François Furet écrit : « l’Ancien Régime est trop archaïque pour ce qu’il comporte de moderne, et trop moderne pour ce qu’il a d’archaïque ». Je ne crois pas que la question de régime politique soit centrale de nos jours, car les enjeux se sont déplacés sur le terrain économique, le despotisme également. Le principal problème consiste à accepter que les pays en développement aient leur part d’un gâteau dont la pâte figure en quantité limitée sur Terre. Mais la Révolution, matrice de la société contemporaine, absorbe les pensées et les esprits dans un trou noir intellectuel occultant la réalité d’un monde qui change.